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GJALLANORN - [Aredhel]

Temps et mémoires d'Aredhel



Ils n'étaient plus qu'une ombre fugace dans son esprit... Des fulgurances détachant à peine leurs contours cisaillés des méandres brumeux de sa mémoire. Ils étaient l'écho d'un passé lointain mais si proche.

Voilà près d'un siècle qu'il ne les avait pas vus, qu'il n'avait pas senti leur présence, la chaleur fraternelle de leurs étreintes guerrières. Voilà près d'un siècle qu'il n'avait pas senti en lui monter la force si simple de l'appartenance. Voilà près d'un siècle, ou plus encore, qu'il vivait, las, les aléas d'une vie d'ici, de là, sans se rappeler ce qui autrefois donnait du corps à son existence, ces êtres rares qui l'entouraient.

Ils n'avaient rien en commun, rien ne les rassemblaient, eux qui venaient des quatre coins de Vesperae. Si les hasards du monde avaient fait leurs oeuvres comme ils l'ont toujours fait, ils ne se seraient jamais connus. Et pourtant ils avaient vécu, là, tous ensemble, sous la même bannière. Ils avaient combattu dans les mêmes tranchées, noyé leurs chagrins dans les mêmes liqueurs, inscrit dans leurs chairs les mêmes cicatrices, qui à l'époque leur semblaient si profondes. Quand les frondaisons de la forêt d'Aredhel bruissaient du jaillissement apaisant des oiseaux, ils étaient là, contemplant les étoiles, n'imaginant pas un instant que le temps qui passait pourrait un jour changer de course. Pendant tant d'années leurs coeurs ont résonné ensemble, à l'unisson d'une chorale cristalline : celle des âmes d'Aredhel.

Et un jour, les premières feuilles du Grand Arbre d'Aredhel avaient commencé à flétrir. C'était les signes d'un Hiver, les débuts d'une transhumance où chacun préparait ses bagages, sans y penser. Ils étaient tous alors convaincus que ce n'était qu'une autre étape. Que le voyage les conduirait toujours, comme le reflux des vagues, à cette lande de sable où ils avaient trouvé des frères. Mais... le Temps a ceci de pernicieux qu'il brouille les pistes, il embrume tout. Et dans ce labyrinthe sans fin où les jours deviennent des mois, des années et un siècle, la Communauté s'était peu à peu perdue.

Voilà près d'un siècle qu'il ne les avait pas vus, ses Frères. Et là, comme si de rien n'était, comme si la Providence avait tout simplement rendu son verdict, il les voyait. À l'orée du bois, comme dans l'embrasure d'une porte qui menait à leurs anciennes vies. Ce n'était plus la forêt d'autrefois... Leur arbre millénaire était désormais seul dans sa clairière. Les rides avaient marqué les joues, les yeux azur de Kehl' brûlaient de la clarté de l'expérience, les bras noués de Rajn portaient les marques de ceux qui ont vécu, et pour la première fois quelque chose semblait avoir percé l'armure impénétrable de Nalek. D'autres encore étaient là : Septem, Kelin, et même Neyan. Alors qu'il approchait il voyait leurs regards se tourner, les visages qui s'esquissaient d'un sourire.

En un instant les ombres avaient repris leur forme, claires comme l'aube du premier matin du Printemps. Les contours devinrent nets, et le vent chassa le brouillard. Soudain tout revenait : les batailles, les tavernes qu'on écumait comme les chopes, avec envie, les contrées lointaines où nous perdions volontiers dans une étrange ivresse. Soudain il se rappelait l'élégante simplicité de la vie d'alors, celle d'une époque qui, parce qu'elle est perdue, lui semblait aujourd'hui plus scintillante que les trésors d'Alqualondë. Il se rappelait ces jours comme une rêverie, une flânerie innocente sous les arcades ombragées du souvenir.

Alors qu'ils s'asseyaient autour d'Allidhane, fumant sa pipe comme à l'accoutumée, il redevinrent comme des enfants. Leur vieux sage à la longue chevelure n'avait même pas besoin d'ouvrir la bouche, car les histoires affluaient d'elles-mêmes. Celles des exploits d'Hel'nWeïn, celles des maladresses de Kehl', celles de fourberies de Neyan. Alors qu'il observait ces visages rieurs, il croisa le regard d'Allidhane. Un sourire malicieux décorait son visage, et soudain il comprit.

Gjallanorn comprit à cet instant ce que lui avait dit un jour Sephi. Il comprit l'attachement qu'il avait à ces stèles où nous gravions chaque jour notre Histoire. Il comprit pourquoi il nous rappelait souvent la valeur de ces heures. L'innocence d'alors nous empêchait de le voir, mais nous vivions alors, intensément.

Il comprit les mots de son chef, la Légende d'Aredhel :

"Bois toutes les gouttes de ces moments, car leur goût s'effacera. Et lorsque tu voudras le retrouver, ressentir la saveur des jours simples, il faudra savoir cultiver... le Temps et la Mémoire d'Aredhel".